Mon grand-père était un homme discret, de ceux qui préfèrent les actes aux paroles. Peut-être que la meilleure façon de lui rendre hommage serait de rester ici en silence, plongés dans nos pensées. Mais aujourd'hui, je choisis de faire le contraire. Parce qu'il y a des moments, des valeurs et des souvenirs qui méritent d'être partagés. C'est en racontant ces histoires que nous perpétuons ce qu'il nous a enseigné, que nous honorons ce qui est plus grand que nous : la famille, l'amour, la bienveillance. Même lui, j'en suis sûr, comprendrait que certains moments exigent d'être exprimés. Et je sais qu'en cet instant, il m'écouterait, avec ce même silence attentif qui en disait plus que les mots.
J'ai lu beaucoup d'histoires sur des héros qui ont accompli des exploits incroyables : traverser l'Antarctique, affronter les plaines arides du Sahara, ou encore ces forces spéciales sur entraînées prêtes à défendre les valeurs de la démocratie aux quatre coins du monde. Ces héros sont admirables, mais pour moi, mon grand-père était un héros du quotidien. Dès l'âge de 14 ans, il se levait chaque matin pour travailler dans le bâtiment, affrontant le froid, la chaleur et l'humidité pendant de longues journées, simplement pour subvenir aux besoins de sa famille. D'abord la sienne, lorsque son père est mort soudainement, puis celle qu'il a trouvé et fondé en rencontrant ma grand-mère Gina. Évidemment, après ces journées éreintantes, son travail ne s'arrêtait pas : il y avait toujours une maison à entretenir ou une famille à chérir. Et bien sûr, ma grand-mère veillait à ce qu'il ne manque jamais de tâches à accomplir. Malgré tout cela, je ne l'ai jamais entendu se plaindre une seule fois. C'était sa force tranquille, sa constance et son dévouement inébranlable qui faisaient de lui un véritable héros à mes yeux. Un héros qui ne portait pas de cape, mais qui incarnait le courage et la résilience au quotidien.
Sa maison, il ne s'est pas contenté de l'entretenir. Il l'a bâtie de ses propres mains, pierre par pierre, une tâche longue, difficile et éprouvante, accomplie avec l'aide de toute la famille. Ce projet, à la fois exigeant et monumental, symbolise parfaitement sa détermination et son engagement. Pendant plus de 50 ans, cette maison a été le socle de notre famille. Grâce à lui, elle est devenue un lieu de souvenirs inoubliables, où nous avons fêté des anniversaires, célébré Noël, Pâques, passé nos vacances d'été, mais aussi partagé des moments plus simples, comme les déjeuner avec mes grand parents. Mon grand-père participait toujours à ces instants, silencieux bien sûr, mais avec ce sourire discret qui montrait combien il était heureux d'avoir réuni sa famille.
Cette maison, vous la connaissez tous. Elle regorge de coins et de recoins fascinants, d'endroits qui invitent à l'exploration. Mais l'endroit préféré de mon grand-père était sans aucun doute le garage—cette véritable caverne d'Ali Baba, pleine d'outils en tout genre. Certains étaient tellement anciens ou singuliers que j'ignorais leur existence, d'autres étaient encore soigneusement rangés dans leurs emballages, avec le ticket de caisse. Quand j'avais besoin de quelque chose pour l'un de mes nombreux projets de bricolage, je savais toujours vers qui me tourner. Il suffisait de dire : "Papi, j'ai besoin de...", et mon grand-père s'arrêtait aussitôt, laissant de côté ce qu'il était en train de faire. Sans un mot, il se dirigeait vers son garage, retrouvant précisément ce dont j'avais besoin, comme par magie. Ce geste, répété tant de fois, était pour moi la preuve tangible de son attention, de sa générosité silencieuse.
Cette passion pour le garage, mon grand-père a su la transmettre à toute la famille. D'abord à moi, car je considère le garage comme l'un des lieux les plus importants d’une maison. Mais il est allé encore plus loin en jouant son rôle d'arrière-grand-père, transmettant à mon fils Martin, qui aura bientôt 5 ans, l'importance d’avoir des outils dans son garage. À chacune de nos visites, Martin me demandait expressément d'aller voir Nono pour découvrir s'il avait de nouveaux outils dans son garage. Mon grand-père, avec un enthousiasme silencieux, guidait Martin dans la découverte de ces trésors fascinants. Ces moments simples resteront gravés dans ma mémoire : c'était une transmission entre générations, une connexion unique qui illustre combien le garage était bien plus qu'un simple lieu—c'était un espace de partage et de complicité.
Le garage de mon grand-père n'était pas seulement pour ses outils, mais aussi pour ses voitures, notre passion commune. Cependant, cette passion fut la source de notre seul désaccord. Mon grand-père admirait sans faille les marques italiennes comme Fiat et Alfa Romeo, tandis que j'aimais les constructeurs allemands comme Porsche et BMW. Ces désaccords alimentaient de nombreuses discussions. Enfin, 'discussions' est peut-être un grand mot, puisque c'était surtout moi qui, avec conviction, tentait de persuader mon grand-père de la perfection évidente des voitures allemandes. Lui m'écoutait avec patience et bienveillance, souvent en silence, un sourire discret aux lèvres.
Sa passion pour les voitures italiennes ne s'arrêtait pas là. Mon grand-père avait développé une véritable affection pour la culture italienne. Et il n'est certainement pas surprenant de comprendre pourquoi : il a été marié pendant plus de 50 ans à une femme extraordinaire, ma grand-mère Gina, italienne de naissance. Cette union a forcément éveillé en lui un amour inébranlable pour l'Italie, car aimer ma grand-mère signifiait aussi embrasser toute la culture italienne qui venait avec.
Mon grand-père vivait sa passion pour l'Italie au quotidien. Chaque jour, il dégustait un plat de pâtes à la sauce tomate, et malgré sa nationalité française, il n’éprouvait aucune difficulté morale à soutenir l’équipe italienne lors des matchs France-Italie. Mais au-delà de ces petites choses, il s'est aussi énormément investi, avec l'approbation impérative de ma grand-mère, dans l'Association des Travailleurs Chrétiens Italiens : les ACLI.
L'association, qui comptait tant pour lui, lui a permis de consacrer des milliers d'heures de bénévolat en accomplissant diverses tâches : servir lors de la soirée italienne, ou devenir trésorier. Cette implication a eu un impact indirect mais profond sur notre famille. Elle a instauré des rituels importants, essentiels pour créer des souvenirs et renforcer nos liens. Si nous célébrions les classiques comme Noël et les anniversaires, c'est grâce à l'engagement de mon grand-père dans les ACLI que d'autres traditions marquantes ont vu le jour.
Tout d'abord, il y avait le repas annuel des Italiens, chaque année en mars, où mon grand-père s'assurait de mobiliser le plus grand nombre possible de petits-enfants pour aller servir des centaines de kilos de pâtes à la communauté italienne. Une main-d'œuvre non qualifiée mais gratuite. Il y avait aussi le concours de boules à Cranves-Sales, un moment où je pouvais admirer mon père et mon frère exhiber leurs talents, tandis que mon grand-père gérait les scores avec une impartialité infaillible, et que ma grand-mère s'affairait à préparer des dizaines de kilos de pâte pour le grand repas. Finalement, l'engagement de mon grand-père dans cette association m'a appris l'importance de donner de son temps, d'aider les autres, et de construire, en retour, un cercle d'amis tout en créant des souvenirs inoubliables pour toute la famille.
Mon grand-père était un véritable gourmand, et c'est un trait que j'adorais tout particulièrement chez lui. Il était surtout celui qui savait toujours comment satisfaire une petite faim avec une surprise. Alors, certes, ma grand-mère préparait la plupart des desserts, mais mon grand-père, lui, savait que j'avais un faible pour les douceurs qu'il ramenait du supermarché Migros. Je me souviens encore de ces moments où il revenait à la maison avec un petit sac en papier jaune, immédiatement reconnaissable. À l'intérieur se trouvait toujours la même surprise : des boules de Berlin à la framboise ou au chocolat. C'était un geste discret, mais tellement révélateur de son caractère attentionné.
Mon grand-père a aussi été mon sauveur silencieux. Chaque matin, un rituel immuable se répétait, que beaucoup auraient pu trouver lassant : le bus scolaire passait bien trop tôt pour moi, et je le manquais fréquemment. Je me souviens encore de la panique qui m'envahissait en voyant le bus s'éloigner sans moi. Je courais à toute allure, les chaussures mal lacées, le sac à dos ballottant sur mes épaules, pour retourner chez mes grands-parents. Dès que mon grand-père apercevait ma silhouette au loin, il devinait aussitôt ce qui s'était passé. Sans un mot, il saisissait ses clés, et nous partions en voiture vers l'école. Et grâce à sa discrétion, mes parents n'ont jamais su combien de fois j'avais raté le bus.
Pour conclure, je nous invite à tourner nos regards vers l'avenir en portant en nous l'héritage de mon grand-père. Dans un monde saturé de bruit, où tant de voix s'élèvent sans vraiment dire quelque chose, il a choisi le chemin de la discrétion et de l'écoute. Il incarnait une sagesse rare, celle qui comprend que le silence peut être plus éloquent que mille paroles. Comme l'a dit le philosophe chinois Lao Tseu : « Le silence est une source de grande force. »
Aujourd'hui, en son honneur, engageons-nous à suivre son exemple. Apprenons à discerner le moment où il est essentiel de parler, et surtout celui où il est précieux de rester silencieux pour mieux écouter et honorer ceux qui nous entourent. En adoptant cette attitude, nous perpétuons non seulement sa mémoire, mais nous semons les graines d'un futur plus attentif, plus empathique et plus humain.